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L'information en ligne
17 juillet 2016

Michel Rocard avait tout compris de l'Afrique

Le 21 juillet 2000 : Michel Rocard à Dakar en compagnie de l'ex-Premier ministre sénégalais Moustapha Niasse (à gauche) dans une unité de fabrication de farine pour nourrisson que leur présente le promoteur M. Sow (à droite). © AFP PHOTO / SEYLLOU DIALLO

 

HOMMAGE. L'ex-Premier ministre était un discret mais puissant analyste des réalités et enjeux du continent. Plongée dans l'Afrique vue par Michel Rocard.
PAR  | REJOIGNEZ-MOI SUR   
Publié le 04/07/2016 à 13:34 - Modifié le 06/07/2016 à 10:20 | Le Point Afrique

Michel Rocard aimait l'Afrique, sans affichage, avec sincérité. Député au Parlement européen où il préside de 1997 à 1999 la commission du Développement et de la Coopération, Michel Rocard s'était familiarisé avec tous les accords qui lient l'Europe aux pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP), de ceux de Yaoundé (1963) à ceux de Cotonou (2000) en passant par les accords de Lomé (1975). Une belle opportunité de rencontrer les hommes et femmes du continent et d'être informés de leurs besoins. Au lendemain de sa disparition, survenue ce 2 juillet 2016, il n'est pas inutile de revenir sur sa vision ainsi que sur les analyses qu'il a pu avoir sur l'Afrique, ses enjeux internes politiques, économiques et sociaux, sur ses relations avec le reste du monde. Deux événements cristallisent assez bien ce que Michel Rocard entrevoyait pour le continent. D'abord la sortie en 2001 de son livre pour une autre Afrique, paru chez Flammarion, ensuite, sa communication sur l'Afrique livrée le 24 juin 2002 à l'Académie des sciences morales et politiques. 

Trois conditions pour favoriser le développement 

Aux yeux de Michel Rocard, un développement durable dans les pays africains se devait d'abord de « donner la priorité absolue à tout ce qui touche la gouvernance à savoir la guerre ou la paix, la sécurité civile, la nature des États, la stabilité administrative, juridique et fiscale, la pratique de la démocratie ». Ensuite, de « remettre en question tous les concepts, procédures et instruments de l'aide accordée aux pays pauvres ». Enfin, d'accepter l'idée que le développement ne se parachute pas, et ne peut venir de l'extérieur. « Il ne s'affirme que lorsqu'il est autocentré et puissamment piloté par une volonté nationale forte, éclairée et légitime », avait-il ainsi précisé devant  l'Académie des sciences morales et politiques.  

Intégrer les questions de paix et de sécurité à la politique de développement

Oui, la paix et la sécurité sont fondamentales sur le chemin du développement. Dans son livre Pour une autre Afrique, Michel Rocard a marqué sa conviction qu'il était nécessaire d'intégrer le traitement des crises politiques et militaires dans la politique de développement mise en oeuvre par la Commission européenne. Il pensait ainsi qu'une dotation budgétaire permanente pour le traitement des crises devait être prévue. "Son volume devrait représenter 10 % de toutes les dotations actuelles et il devrait être proposé à l'Union africaine qu'une partie de cette dotation soit affectée dès que possible à la mise sur pied et au fonctionnement d'un état-major africain permanent, chargé de la prévention et de la gestion des crises, et une autre à l'entraînement de certaines unités militaires nationales que leurs gouvernements respectifs désigneraient comme chargées en permanence de la participation aux opérations de maintien de la paix », soulignait-il ce 24 juin 2002 devant l'Académie des sciences morales et politiques, avant de s'interroger : « Pourquoi ne pas donner à l'Union africaine délégation du Conseil de sécurité de l'ONU pour appliquer en Afrique les cas de recours au chapitre VII de la charte, celui qui traite de l'emploi de la force pour préserver ou rétablir la paix ? ». Sur un plan plus large, s'agissant de la coopération, Michel Rocard était de ceux qui encourageaient une nouvelle approche de l'Aide publique au développement et de ses procédures. Et là, l'Européen qui sommeillait en lui sortait vite du bois. A ses yeux, il fallait aller au-delà de la France. Il fallait embrasser l'Europe. "Modifier la nature et les procédures de la seule aide française serait insuffisant", avait-il indiqué devant l'Académie. "C'est de l'ensemble des bailleurs, et en priorité l'Union européenne qu'il faudrait parvenir à modifier les comportements », précisait-il.

Oser une organisation proprement africaine des pouvoirs, sans imiter l'Europe

Pour ce qui est des pouvoirs publics, Michel Rocard défendait le droit pour l'Afrique d'avoir une organisation qui lui soit propre, une organisation adaptée à ses réalités et environnements. L'homme politique était persuadé qu'il fallait éviter le piège de mimer les pays occidentaux. « La plupart des États africains ont besoin de services au coût minimal et d'une forte intégration de leurs marchés intérieurs dans des ensembles régionaux. Ils ont besoin de regrouper également le plus possible de services au niveau régional, à commencer par les ambassades, et continuer par tout ce qui concerne l'eau, l'énergie, le traitement des catastrophes naturelles, la recherche scientifique épidémiologique et épizootique, etc. », avait-il expliqué. Michel Rocard était donc un vrai partisan de l'intégration africaine, mais pas n'importe laquelle. Cette intégration devait permettre de libérer les énergies locales d'où ses encouragements à la décentralisation tentée par certains pays. L'homme croyait énormément aux vertus de la proximité. Aussi n'avait-il pas hésité à dire que "l'impôt est mieux payé quand on sait à quoi il sert", que "les communes seront toujours plus avisées que les États dans l'évaluation des dimensions de chaque projet ou ouvrage", que "la corruption est moins facile, parce que plus visible, dans les travaux modestes de proximité". Autant d'affirmations qui expliquent en creux les faiblesses en termes de recouvrement fiscal de nombre de pays africains. 

Ne pas imposer une démocratie à l'occidental, mais retourner aux sources d'une démocratie africaine 

Autre cheval de bataille de Michel Rocard : la démocratie. Ce 24 juin 2002, Michel Rocard n'avait pas hésité à plonger dans l'histoire de l'Afrique, pas celle qui s'est écrite après l'arrivée des Européens, celle d'avant. Il avait ainsi rappelé à l'assistance de l'Académie "l'existence d'un certain nombre de royaumes ou d'empires qui furent stables sur plusieurs siècles avant l'esclavage et le colonialisme". Il avait poursuivi en expliquant que « le mode de prise de décision était la palabre, c'est-à-dire le consensus, à l'Assemblée de village tout d'abord (sous le baobab), puis entre délégués aux assemblées de régions, puis de royaumes ou d'empires". A sa façon, Michel Rocard suggérait clairement qu'il y avait du culturel dans la politique et que là aussi la diversité était de mise. "L'Afrique a le souvenir de cette démocratie consensuelle, qu'elle pratique encore dans les villages et à laquelle elle aspire aux niveaux supérieurs de l'organisation sociale", avait-il dit, avant d'asséner : "L'Afrique ressent notre démocratie comme conflictuelle, puisqu'elle repose sur une cristallisation des conflits permise par l'organisation des campagnes électorales et enregistrée à l'occasion des votes. À l'évidence, l'Afrique cherche les formes d'une démocratie plus conforme à ses traditions". De quoi secouer ceux qui pensent que la seule démocratie qui vaille est celle qui reprend les codes posés par des histoires sociales et politiques écrites ailleurs qu'en Afrique. 

Aucune raison que les droits de l'homme ne soient pas respectés

D'une rigueur intellectuelle implacable, Michel Rocard était convaincu que l'Afrique, comme toutes les parties du monde, ne saurait être une terre d'absence pour les valeurs autour des Droits de l'homme. Pour lui, ces valeurs sont universelles et irrécusables : "On ne tue pas, on ne torture pas, l'expression des idées est libre, il n'y a pas de délit d'opinion, la justice est indépendante". D'où sa référence à la charte africaine des droits de l'homme, document constitutif de l'Union africaine. Pour lui, celle-ci "réaffirme ces droits". De quoi permettre "qu'au sommet de l'Union Africaine, certains chefs d'État osent enfin accuser et sermonner quelques-uns de leurs pairs.

Le 7 juin 1990, Michel Rocard en compagnie de Nelson Mandela à Paris. © AFP PHOTO / JOEL ROBINE

Lutter contre la corruption tout en restant réaliste 

Pour Michel Rocard, il était indispensable de "lutter contre la corruption" mais disait-il "il faut se donner des objectifs raisonnablement susceptibles d'être atteints". "Au-dessous de 5 % du PNB, la corruption est le plus souvent inévitable et inéradicable ; elle n'entrave guère la croissance. Si elle atteint 10 % du PNB, elle devient dangereuse en ce qu'elle interdit ou dissuade l'investissement. Au-dessus, elle commence vraiment à interdire la croissance", avait-il avancé, expliquant que "dans les pays où le pouvoir d'achat moyen est de deux dollars par jour et où le salaire d'un ministre n'atteint pas deux smic français, un certain niveau de corruption est largement inévitable". Et d'appeler à "ne pas confondre corruption avec la persistance d'usages anciens de solidarité familiale ou clanique dans lesquels il n'est de propriété privée que familiale…".  

Éviter de gonfler la dette et mettre en place des facteurs déclencheurs de développement

Alors que la dette africaine menace de repartir vers des sommets, son analyse de l'époque interpelle. "Nos efforts d'annulation de dette pour les seuls pays les moins avancés sont sympathiques et utiles, mais hypocrites et insuffisants", avait-il soutenu. "Il faut réduire - et si possible supprimer - ce compartimentage en quatre domaines, selon que la dette est publique ou privée, bilatérale ou multilatérale. C'est la condition d'un traitement plus efficace", avait-il poursuivi, expliquant l'importance de l'exportation, "nécessité absolue du développement pour les pays pauvres… mais pas facteur déclencheur du développement". Une phrase à méditer au moment où en Afrique on prend de plus en plus conscience de la nécessité de créer le maximum de valeur sur place. En bon visionnaire, Michel Rocard n'avait pas hésité à dire que "tout développement est d'abord endogène". Et de fustiger au passage les "doctrines officielles qui poussent les pays d'Afrique à exporter, alors qu'ils n'ont pas grand-chose à exporter et que l'évolution des termes de l'échange est défavorable pour leurs produits".  
La conviction de Michel Rocard était donc que le développement ne peut pas être parachuté de l'extérieur. Illustration avec cette déclaration : "Ce sont les marchés intérieurs qu'il faut dynamiser et pousser à la régionalisation. Une meilleure synergie doit être recherchée entre les administrations distributrices, les entreprises et les ONG avec comme domaines urgents l'agriculture vivrière et la production substituable aux importations. Augmenter le taux d'autosuffisance alimentaire est une clef à la fois de la cohésion sociale et de la diminution de l'endettement". 

Soutenir les femmes et encourager les PME 

On le découvre de plus en plus. Ce sont les femmes qui ont permis à l'Afrique de moins se porter mal quand le continent était dans une situation catastrophique, celle qui a conduit à la crise économique, financière et politique de la fin des années 80, début des années 90. Michel Rocard, lui, en avait fait la pierre angulaire d'une certaine approche. "Les femmes qui pratiquent l'agriculture de proximité doivent être les cibles principales des programmes de formation, de vulgarisation, d'incitation à l'hygiène et à la protection maternelle et infantile", avait-il dit, convaincu par ailleurs que l'autre orientation majeure pour le développement de l'Afrique est la multiplication des PME-PMI, des structures "capables de transformer les ressources locales en produits susceptibles d'économiser des importations". Pour Michel Rocard, c'était là le meilleur moyen "d'éviter d'aggraver le sous-emploi et de détériorer les balances de paiement". En guise de solution, il avait avancé l'idée de "corriger cette tendance par une formation au management du capital et la mise en place d'une ample politique de soutien bancaire".  

Mettre l'accent sur l'éducation 

Autre volet important pour Michel Rocard : l'éducation. C'est qu'il avait déjà conscience des 700 millions de jeunes Africains à scolariser à l'horizon de l'année 2025. "Il faudrait multiplier par cinq ou six le nombre actuel des enseignants et y consacrer la totalité des dépenses budgétaires de tous les États d'Afrique après les avoir doublées. C'est évidemment impossible", avait-il rappelé lors de sa communication. Et de proposer "l'utilisation intensive de toutes les techniques d'enseignement à distance". Une recommandation donnée en 2002 avant l'accélération exponentielle que nous conaissons aujourd'hui. "Les instruments sont là. Ce qui manque, c'est l'effort de recherche sur leur mise au point et l'effort budgétaire massif que les bailleurs devront largement accompagner", avait-il lucidement fait remarquer. 

Distinguer l'informel du délictuel, accompagner l'économie populaire  

Dernier volet qui illustre combien Michel Rocard avait compris l'Afrique : l'informel. Le regard porté par Michel Rocard sur ce secteur est révélateur de la profondeur et du respect qui accompagnaient ses analyses. "Les experts des pays riches ont inventé le vocable méprisant d'économie informelle", avait-il dit à l'Académie, ajoutant : "Mais il y a une difficulté sémantique, à savoir que ce vocabulaire couvre aussi l'économie délinquante : trafic d'armes, de drogue, de pierres précieuses, de minerais rares, d'êtres humains, prostitution, etc.". "Il est essentiel, pour des raisons à la fois de sécurité juridique et de dignité sociale, de distinguer (jusque dans le vocabulaire) l'économie délinquante et punissable de l'économie, salubre, mais non fiscalisée, que l'on entend promouvoir, et petit à petit régulariser. En accord avec des ONG importantes, je me suis résolu à adopter et proposer le terme d'économie populaire pour définir ce champ économique non fiscalisé, mais non criminel, qui fait vivre les quatre cinquièmes de l'Afrique". En somme, Michel Rocard proposait d'intégrer définitivement dans les analyses cette autre Afrique dont tout le monde sait qu'elle est là mais qu'on s'échine à ne pas voir parce qu'elle ne rentre pas dans des cases prédéterminées. 

Au lendemain de sa disparition, avec le souvenir de son regard pertinent et plein de respect pour l'Afrique, il n'est pas exagéré de dire qu'en Michel Rocard l'Afrique vient de perdre une voix et un vrai allié.

 

Source: 

http://urlz.fr/3RDX

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